Dandysme, une philosophie ?

STIMULANT
Dandysme, une philosophie ?
Jacques Franck
Un essai original de Daniel Salvatore Schiffer sur une figure de la vie culturelle
Dandy : ainsi appelait-on au dix-huitième siècle, sans qu'on sache pourquoi, les "coqs de village" qui arboraient des vêtements excentriques dans les bourgs de la région frontalière entre l'Angleterre et l'Ecosse. Vers 1813, les Londoniens appliquèrent le terme aux jeunes gens de la haute société qui prétendaient dicter le monde. Quand l'anglomanie envahit Paris à la chute de Napoléon, les Français l'adoptèrent à leur tour. Le dandy type était alors Brummel (1778-1840), qui avait mis son génie dans l'invention d'une nouvelle boucle de soulier, l'art de nouer sa cravate et une insolence qui finit par le perdre.
Il faudra attendre sa mort misérable pour que Barbey d'Aurevilly et Baudelaire confèrent aux dandys une valeur morale ajoutée, celle d'une hautaine et esthétique solitude qui les barricadait contre les vulgarités de bourgeois parvenus et le néant d'une vie sans but ni raison: "tous participent du même caractère d'opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain, dans le besoin trop rare chez ceux d'aujourd'hui de combattre et détruire la trivialité... Le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences" (Baudelaire).
KIERKEGAARD ET NIETZSCHE
La vision du dandy est ainsi passée de la gravure de mode à celle d'un roidissement héroïque, esthétique voire mystique contre le monde tel qu'il va. Cette conception vient d'être étudiée par Daniel Salvatore Schiffer, agrégé de philosophie, auteur d'une quinzaine d'ouvrages, qui habite Liège. Il n'hésite pas à proposer une philosophie du dandysme, considéré comme une esthétique de l'âme et du corps, "mélange subtil d'hédonisme épicurien et d'ascèse stoïcienne". Il va plus loin. Cette philosophie, écrit-il, présuppose la "mort de Dieu", qui a déboussolé l'homme post-romantique, aujourd'hui, post-moderne. Et de citer Patrick Favardin et Laurent Boüexiere : "Privé de Dieu, renvoyé à une liberté absolue, hésitant devant les incertitudes d'une époque en pleine mutation, privé de gloire par un siècle qui a fait du libéralisme une idéologie de l'argent, l'individu au sang bouillonnant succombe à un mélange d'impatience et de désenchantement qui le ronge".
C'est donc à cette "mort de Dieu" (Nietzsche), à ce "désenchantement du monde" (Max Weber) que toute philosophie du dandysme reconduit à travers deux dynamiques exactement inverses que Schiffer analyse avec érudition et finesse : celle de Kierkegaard, qui part du stade esthétique où la figure du Séducteur apparaît comme l'archétype du dandy moderne, pour aboutir au stade religieux par un mouvement de transascendance vers le haut ; et celle de Nietzsche qui part du religieux pour aboutir, après la critique des valeurs judéo-chrétiennes (l'éthique) à une esthétique de l'âme et du corps, par un mouvement qualifié cette fois de transdescendance, selon une verticalité orientée vers le bas. A la croisée de ce véritable chiasme métaphysique, Schiffer situe Baudelaire et Oscar Wilde.
DES QUESTIONS EN SUSPENS
L'ouvrage ne manque ni de souffle, ni de lectures, ni de profondeur, ni d'originalité : il enrichit son lecteur. Je n'en ai pas moins ressenti quelques fois le sentiment qu'emporté par sa fougue intellectuelle et sa culture philosophique, Schiffer drape le dandysme dans une chape trop pesante.
Ne peut-on se demander jusqu'à quel point son dandy métaphysique n'est pas une création littéraire au même titre que don Quichotte, Rastignac ou Hamlet ? Un personnage de roman (des Esseintes dans "A Rebours") ou de théâtre (les comédies d'Oscar Wilde) plus qu'un acteur sinon éphémère de la vie réelle ? Que reste-t-il du dandysme chez Brummel et Wilde après leur chute ? En quoi se distingue-t-il de l'esthétisme d'un Stefan George ou d'un d'Annunzio ? En quoi n'est-il pas le masque sous lequel des homosexuels cachent leur double vie (les chefs-d'oeuvre de Wilde débutent avec son amour des garçons !). Connait-on des dandys vieux ? Des dandys femmes ? Autant de questions que je ne sache pas qu'on ait jamais posées.
Mis en ligne le 18/04/2008
Source : La Libre Belgique